12.

Vendredi 1er février 1585

Le vendredi suivant, lors de la réunion du conseil de la sainte union, Nicolas Poulain informa les participants qu’il avait encore acheté une vingtaine d’épées et autant de cuirasses. M. Mayneville n’en parut guère satisfait. Il était venu accompagné d’un homme râblé, au cou de taureau et au mufle couturé de cicatrices qu’il présenta comme étant François de La Rochette, écuyer du cardinal de Guise. M. de La Rochette partirait la semaine prochaine pour l’Artois, expliqua-t-il, afin d’acheter des arquebuses pour le duc de Guise qui seraient ensuite transportées par la Marne jusqu’en Lorraine. Mayneville proposa que M. de La Rochette achète aussi des armes pour la ligue parisienne puisque M. Poulain ne parvenait pas à s’en procurer en nombre suffisant.

Arras, la capitale de l’Artois, se situait à proximité des provinces wallonnes, où se trouvaient un grand nombre de forges. Cette industrie avait entraîné l’installation de trumelliers qui martelaient les grèves d’armure ainsi que de fourbisseurs, d’haubergiers et de brigandiniers. Comme la ville n’était pas dans le royaume, expliqua Mayneville, il était facile d’y acheter toutes sortes d’équipements militaires. Les armuriers d’Arras fabriquaient aussi d’excellentes arquebuses et leur corporation vendait sans état d’âme aussi bien à l’armée espagnole qu’aux orangistes protestants. Ils ne posaient aucune condition pour autant qu’on leur baille des pécunes sonnantes et trébuchantes.

Nicolas Poulain comprit qu’on cherchait à l’évincer. Il avait bien proposé de se rendre à Besançon acheter casques et cuirasses, mais comme c’était un voyage de plusieurs semaines, l’idée n’avait pas été retenue. Et s’il n’avait pas proposé Arras, pourtant plus près de Paris, c’est que les troubles avaient longtemps fait rage dans la capitale de l’Artois et qu’il avait jugé un tel voyage trop risqué dans une ville sous influence espagnole. En effet, quelques années plus tôt, les partisans du calviniste Guillaume d’Orange avaient pris la ville avec l’aide d’orangistes protestants et demandé la protection de la France. Le roi de France ayant refusé de s’impliquer, les catholiques avaient repris le pouvoir et les orangistes avaient fini pendus, sauf leur chef qui avait eu la tête tranchée avant d’être coupé en quatre quartiers devant la halle de l’échevinage.

Mais cette guerre civile était terminée et la ville était revenue sous la domination espagnole, expliqua M. de La Rochette qui paraissait bien informé. Et avec la fin des troubles, les armuriers disposaient d’importants surplus qu’ils étaient prêts à céder à bas prix et sans aucun contrôle.

Pour éviter d’être mis en congé des ligueurs, Poulain approuva sans réserve la proposition de M. de Mayneville et proposa d’accompagner l’écuyer de Mgr de Guise. Il reviendrait avec les armes achetées pour la sainte union et les porterait directement à l’hôtel de Guise.

Les Seize approuvèrent l’idée. M. de La Rochette lui-même la trouva judicieuse. Bien qu’écuyer du cardinal de Guise, il n’avait pas une grande expérience dans l’achat d’équipement militaire et les conseils de Nicolas Poulain lui seraient utiles, dit-il. En outre, il savait parfaitement qu’il risquait la corde en rentrant en France avec un convoi d’armes, et voyager avec un lieutenant du prévôt de l’Île-de-France lui assurerait une certaine sécurité.

Il fut convenu que les deux hommes, accompagnés d’une petite escorte, partiraient seulement le samedi suivant, car Poulain ne pouvait éviter la chevauchée de la semaine à venir. Il leur faudrait moins d’une semaine pour gagner Arras, et tout au plus deux autres pour acheter des armes et revenir.

Il restait à Nicolas Poulain à peu près cinq mille écus sur les six mille qu’il avait reçus et il s’engagea à acheter avec cette somme au moins trois cents épées, corselets et casques. Si tout se passait bien, les ligueurs pourraient ensuite envoyer quelqu’un d’autre pour en acheter plus. La Rochette, lui, ramènerait un convoi d’arquebuses qui embarquerait sur la Marne, à Saint-Maur.

Deux jours plus tard, Nicolas Poulain et Olivier Hauteville se rencontrèrent à la sortie de la messe, à Saint-Merry. Dans leur discussion, Olivier annonça au lieutenant du prévôt qu’il se rendait le lendemain à Saint-Germain, car les registres des tailles de cette subdélégation n’étaient pas disponibles au Palais. Et comme il savait que cette ville était le quartier général de Poulain, il lui demanda s’il accepterait de souper avec lui un soir.

— Faisons plutôt la route en compagnie lundi matin, proposa le lieutenant du prévôt. Si tu as fini mercredi, rentrons ensemble. Je pars à Arras samedi mais j’ai tant de mémoires à écrire pour le procureur que j’abrégerai ma chevauchée d’un jour.

Olivier accepta avec allégresse.

Georges Michelet était né à Montmartre d’un père huissier au Châtelet. La Saint-Barthélemy avait été pour lui un grand moment de bonheur. Il avait pillé, tué, violé, rapiné, dans la plus parfaite légalité. Seulement, moins religieux que son ami Le Clerc et aucunement fanatique, il avait arrêté de massacrer quand il en avait reçu l’ordre du capitaine de sa milice. Bussy Le Clerc, lui, n’en avait pas tenu compte et il avait dû s’exiler à Bruxelles pour éviter la corde.

Michelet avait acheté un office de sergent à verge au Châtelet avec la picorée de ses pillages. Abusant de l’autorité de sa charge, il volait les maisons dont il avait la garde ou arrêtait des innocents fortunés sous de faux prétextes, les libérant contre une forte rançon, après un éprouvant séjour en prison, enchaîné et carcan aux pieds et aux mains.

Avec les bénéfices qu’il récoltait de ses malversations, Michelet avait acquis près de la porte Montmartre, entre les rues Tire-Boudin et Gratte-Cul, un cabaret qu’il exploitait avec son demi-frère. La gargote, nommée À l’image de l’Égyptienne, était le rendez-vous de toute une faune de malandrins, de gueux et de soldats en rupture de leur régiment. Le sergent à verge et son demi-frère y vendaient les charmes de cinq ou six ribaudes vérolées. L’enseigne du cabaret reprenait d’ailleurs, en plus vulgaire, le vitrail d’une chapelle proche où l’on voyait Marie l’Égyptienne, robe retroussée jusqu’aux genoux, offrir son corps à des bateliers pour payer son passage.

Si, pour Le Clerc, la sainte union signifiait l’alliance de la foi et de la rapine, pour Georges Michelet, seules comptaient les séduisantes perspectives de picorée. Quand les ligueurs prendraient le pouvoir, il était convenu qu’ils pilleraient les hôtels des fidèles du roi. Par sa position au conseil, Michelet serait un des premiers informés du début des violences et il escomptait bien en être un des gros bénéficiaires.

Le lundi matin, alors qu’il surveillait la maison d’Olivier Hauteville depuis une semaine, il vit Nicolas Poulain venir frapper à sa porte. Michelet était habillé d’un sayon de gros drap à chaperon, le vêtement des crocheteurs qui déchargeaient les fagots des barques de la Seine, aussi Poulain ne le remarqua pas tant il y avait déjà du monde dans la rue Saint-Martin malgré le froid vif.

Le lieutenant du prévôt parla un instant dans l’entrebâillement de la porte, puis se rendit à l’écurie où il laissait son cheval. Il fut rejoint peu de temps après par Olivier, le commis Le Bègue, et le spadassin qui ne les quittait jamais. Les quatre hommes sortirent ensuite de l’écurie, tous à cheval.

Dès lors Michelet fut convaincu qu’ils n’allaient pas au Palais en cet équipage puisque c’était la première fois qu’il voyait Hauteville autrement que monté sur un mulet. Comme Poulain se rendait chaque semaine à Saint-Germain, le sergent en conclut qu’ils avaient décidé de faire le voyage ensemble. Ce serait ennuyeux s’ils revenaient ainsi, songea-t-il, puis il se dit que des mousquets seraient aussi efficaces contre quatre hommes que contre trois.

Seulement, il ne possédait qu’un seul mousquet.

Il fallait donc qu’il trouve quelques marauds, peut-être d’anciens soldats, qui en aient. Ce ne devrait pas être trop difficile. Le sergent suivit à pied les quatre hommes jusqu’à la porte Saint-Honoré et, quand il fut certain qu’ils resteraient sur la route de Saint-Germain, il fila vers la porte Montmartre. Là, il se précipita dans son cabaret pour faire rapidement le tour de la salle. Il repéra deux reîtres lorrains à l’épaisse barbe blanche qui éclusaient une chopine. Les reîtres possédant généralement un mousquet, il les aborda.

Oui, ils avaient des mousquets mais, pour un guet-apens près de Paris, donc fort risqué, ils demandaient dix écus chacun. Michelet accepta, certain de se faire rembourser par le conseil des Seize.

Il alla ensuite voir son demi-frère qui lui désigna dans la salle deux ou trois drôles de ses connaissances fort capables au couteau. Michelet les engagea, alla chercher sa propre arquebuse dans sa chambre à l’étage, et toute la troupe sortit de Paris par la porte Montmartre. Les gens du guet connaissaient Michelet, ses affaires louches et sa brutalité. Ils le laissèrent passer sans barguigner. À pied, les six pendards rejoignirent la route de Neuilly pour arriver à Saint-Germain en fin d’après-midi fort fatigués car, sur leurs épaules, les mousquets pesaient lourd. Ils s’installèrent dans une gargote pour se désaltérer avant de trouver bien vite l’hôtellerie où logeaient Olivier Hauteville et ses compagnons.

Le lendemain, les truands se relayèrent pour surveiller leurs prochaines victimes. Olivier et Le Bègue se rendirent au château et y restèrent toute la journée. Le soir, ils furent rejoints par Nicolas Poulain qui avait abrégé sa chevauchée.

À l’aube du mercredi, Michelet les vit préparer leurs chevaux. Aussitôt la bande de scélérats prit la route de Paris pour attendre leurs proies.

Passé la Seine et ayant traversé les champs de vigne en contrebas du château, le grand chemin traversait les bois du Vésinet. Le Vésinet était une sombre forêt où les loups étaient si nombreux et si affamés en hiver qu’ils s’approchaient parfois jusqu’au château royal pour croquer quelque enfant égaré. À cause d’eux, plus que par crainte de brigands, Poulain vérifia soigneusement ses deux pistolets et conseilla à Cubsac d’en faire autant. Olivier et Jacques Le Bègue n’étaient pas armés aussi le lieutenant du prévôt leur confia-t-il une épée et une dague qu’il transportait toujours en surplus sur sa selle. Cubsac portait son corselet, et Poulain une brigandine et un bassinet.

Pendant ce temps, le long du chemin sableux, Michelet avait conduit ses hommes au cœur de la forêt. Ils se dissimulèrent dans un bosquet à quelques pas de la route et il fut convenu que les reîtres et lui-même abattraient Cubsac et Poulain. Le lieutenant du prévôt paraissant le plus dangereux, ils seraient donc deux à tirer sur lui. Quant aux autres truands qui n’étaient armés que de couteaux, ils se jetteraient sur les deux derniers, couperaient les jarrets des chevaux et mettraient leurs victimes à bas avant de les égorger. Michelet leur promit qu’ils pourraient garder tout ce qu’ils trouveraient sur leur victime.

Quand les truands entendirent les cavaliers – il y avait très peu de circulation en ce matin de janvier – les mèches lentes des mousquets furent allumées. Malheureusement, une faible brise soufflait des reîtres vers les cavaliers qui arrivaient. Nicolas Poulain était particulièrement attentif, surtout en chevauchée. Il sentit l’odeur des mèches et fit arrêter la troupe.

Furieux d’avoir été repéré, Michelet tira trop tôt, imité par les deux autres. Atteint par la balle du sergent qui visait pourtant Poulain, M. de Cubsac s’écroula tandis que le cheval du lieutenant du prévôt d’Île-de-France se cabrait. Les deux coups de feu des mercenaires ratèrent leur cible.

Habitué aux embuscades, Nicolas savait que la mousquetade terminée, tout se réglait à l’arme blanche avec un formidable avantage pour les cavaliers. Il dégaina, saisit un pistolet de ses fontes, et se précipita vers le fourré d’où sortait encore la fumée des mousquets. Les deux Lorrains ne tardèrent pas à réagir mais Poulain abattit le premier d’un coup de pistolet dans la face et sabra l’autre d’un revers de lame.

Il en manquait un, car il était certain d’avoir entendu trois coups de feu. En se retournant pour chercher le troisième tireur, il entrevit Cubsac qui s’était miraculeusement relevé et qui, l’épée à la main, faisait de grands moulinets afin de protéger Olivier et Le Bègue de trois drôles brandissant des lardoires et des tranchoirs. Ne cherchant pas plus à élucider le mystère du troisième coup de feu, le lieutenant du prévôt fit aussitôt tourner sa monture pour secourir le Gascon et ses amis.

Mais comme il allait contourner un fourré, il vit avec horreur M. de Cubsac glisser sur une plaque de glace ou de l’herbe gelée et tomber en arrière. L’un des gueux se jeta sur lui pour lui trancher la gorge.

Il n’eut pas le temps de le faire, Olivier avait dégainé l’épée que Nicolas Poulain lui avait prêtée, et sans connaître grand-chose à la science des armes, avait écarté d’un revers le tranchoir du truand. Puis, d’un coup d’estoc, il transperça le brigand de part en part. Mais déjà les deux autres gueux étaient sur lui. Il parvint tout juste à les tenir à l’écart en balayant l’air en tous sens avec sa lame. Poulain arriva à temps pour percer un des larrons dans le dos tandis que Cubsac, qui s’était à demi relevé, lançait sa miséricorde sur le dernier.

Tous les assaillants étant hors d’état de nuire, le silence se fit. Les combattants, haletants, regardaient autour d’eux s’il restait un survivant, mais aucun ne bougeait.

— Par la mort bleue, monsieur de Cubsac, vous êtes invincible ! lança alors Poulain d’un ton joyeux. Je vous ai vu tomber au premier coup de feu, vous relever, puis tomber à nouveau, et vous relever encore !

— Le mousquet m’a quand même touché, souffla le Gascon dans une grimace. Et sans l’aide de M. Hauteville, je serais maintenant de l’autre côté à demander à Satan où se trouve ma place en Enfer ! Si vous pouviez m’aider à défaire ma cuirasse… La balle m’a frappé là et j’ai du mal à respirer ; j’ai certainement quelques côtes brisées.

» Ces pendards ont bien mérité leur sort, ajouta-t-il en regardant les cadavres sanglants.

— Jacques, vous n’avez pas été meurtri ? demanda Poulain en s’adressant à Le Bègue qui était resté prudemment en arrière et qui était encore pétrifié d’horreur par la rapidité et la sauvagerie de l’affrontement.

— Non, soyez rassuré, monsieur. Ce sont des brigands ? demanda-t-il.

— Sans doute ! sourit Poulain qui était de cheval. Mais dis-moi, Olivier, tu m’avais caché que tu savais te battre comme un vrai lansquenet !

Tandis qu’Olivier esquissait un sourire embarrassé, Nicolas Poulain s’approcha de Cubsac et, souleva son manteau avec délicatesse pour déboucler son corselet. Ensuite, il ôta la plaque de cuivre toute déformée. La balle avait presque percé le métal, le déformant profondément. Au-dessous, le pourpoint et la chemise du Gascon étaient légèrement ensanglantés par un éclat de métal. Cubsac, soudain tenaillé par la douleur, chancela et Poulain l’aida à s’asseoir dans l’herbe.

— Reposez-vous un instant, lui dit-il.

Comme tous les militaires, Nicolas Poulain avait une certaine expérience des blessures et il transportait dans ses bagages de selle de quoi faire quelques pansements d’urgence. Malgré le froid vif, il demanda à Le Bègue d’aider Cubsac à ôter ses vêtements pendant qu’Olivier montait la garde.

Ayant sorti de la charpie et de la toile, le lieutenant du prévôt nettoya sommairement la blessure avec de l’eau. La plaie était impressionnante mais superficielle, et comme le torse du Gascon portait déjà quelques cicatrices, il lui dit en plaisantant qu’une de plus le rendrait encore plus séduisant auprès des femmes de la cour. Enfin, avec une pierre il martela la bosse sur la cuirasse de cuivre pour lui redonner sa forme.

Quand Cubsac fut rhabillé, Nicolas Poulain demanda aux deux autres de l’aider.

— Tirons ces marauds au bord du chemin, puis je regagnerai Saint-Germain au triple galop pour prévenir mon greffier. Je vous reverrai ce soir chez vous, si j’ai le temps. Je ne pense pas qu’il y ait d’autres brigands dans le bois… et même s’il y en avait, que M. de Cubsac aille au-devant d’eux, il est invincible !

— Je ne sais plus si je suis là pour protéger M. Hauteville, ou l’inverse, grommela le Gascon qui, ayant rattaché sa cuirasse, attrapait avec une grimace de douleur l’un des cadavres par les pieds pendant qu’Olivier le soulevait par les mains. Quoi qu’il en soit, monsieur, entre nous, c’est à la vie à la mort !

C’est en allant chercher les deux reîtres avec Le Bègue que Nicolas découvrit sur le sol les trois mousquets. Il y avait bien eu un troisième homme qui s’était enfui, en conclut-il, mais il était maintenant trop tard pour tenter de le rattraper. Laissant Le Bègue tirer les corps, Poulain ramena les trois grosses arquebuses et les attacha à sa selle. Il les revendrait à la Ligue, se dit-il, et l’argent ferait bien plaisir à son épouse pour qu’elle s’achète une pièce de tissu, ou même qu’elle se fasse une robe.

Pendant ce temps, Cubsac détroussait les cadavres. C’est ainsi qu’il découvrit dix écus d’or dans les bourses des deux reîtres et un écu sol sur les trois truands.

— La même somme sur ces deux hommes ! dit-il à mi-voix à Poulain. Et les autres avaient tous une pièce identique. Si ce n’est pas un guet-apens préparé contre nous, je ne suis pas gascon !

Poulain s’assombrit en regardant les pièces.

Cubsac pouvait-il avoir raison ? Ces bois étaient infestés de détrousseurs et ces pièces pouvaient être les rapines d’autres brigandages.

— Gardez ça pour vous, demanda-t-il à Cubsac. Il est inutile d’inquiéter M. Hauteville. Vous partagerez cette picorée entre vous et je garderai les mousquets.

— Il y avait un autre tireur, remarqua Cubsac en désignant les armes.

— Oui, il s’est enfui, c’était peut-être le chef.

Il remonta en selle, toujours soucieux. Si ces gens-là n’étaient pas des brigands ordinaires, ils étaient là pour lui ou pour Olivier. Il doutait que ce soit pour lui. Cela aurait été un guet-apens bien mal préparé pour s’attaquer à un prévôt des maréchaux. Donc ces truands voulaient peut-être seulement occire Olivier. Et s’ils étaient aux ordres de ceux qui avaient déjà tué son père ? Après tout le marquis d’O l’avait prévenu.

— Monsieur de Cubsac, je compte sur vous, dit-il finalement. Même si le chef de la bande n’a plus d’arme à feu, redoublez de prudence.

Il ajouta en se forçant à sourire :

— Et toi Olivier, apprends à te servir d’une épée, tu vas peut-être en avoir besoin.

Jeudi 7 février 1585

En 1584, pour le transport des sacs de procès entre les villes et Paris, le roi Henri III avait créé des offices de messagers royaux qui pouvaient aussi transporter des missives et des paquets de particuliers. C’est avec ce service qu’une lettre d’Ameline parvint à Nicolas Poulain alors que, rentré la veille de Saint-Germain, il s’apprêtait à se rendre chez le Grand prévôt pour se faire remettre un laissez-passer.

Le samedi précédent, il avait déjà informé M. de Richelieu de son voyage à Arras. Que les bourgeois de Paris s’équipent ainsi ne plaisait guère au Grand prévôt, mais il tenait à ce que Poulain garde la confiance des ligueurs. Il lui avait donc promis un laissez-passer pour laisser entrer trois cents épées et autant de cuirasses et de casques dans Paris.

Comme à chacune de ses visites, Richelieu reçut Nicolas Poulain sans le faire attendre. Le précieux laissez-passer était prêt et le Grand prévôt le remit à son espion. Pour éviter qu’on ne le soupçonne, il lui promit de faire saisir les arquebuses achetées par M. de La Rochette quand elles seraient transportées sur la Marne, de manière à ce que cette opération ait lieu loin de Paris.

Nicolas Poulain, rassuré par cette mesure de prudence, montra à Richelieu la lettre qu’il avait reçue. Dans celle-ci, Ameline écrivait avoir rencontré à Chartres un receveur du domaine qui lui avait promis de rallier la municipalité à la Ligue et au duc de Guise. Il annonçait ensuite qu’il partait pour Orléans et se rendrait après à Blois et à Tours. Ceux qu’il rencontrait manquaient d’armes et espéraient que le duc de Guise les équiperait. Richelieu grommela fort en découvrant cette nouvelle forfaiture, et promit à Poulain d’agir au plus vite contre ces félons.

En rentrant chez lui, le lieutenant du prévôt s’arrêta rue Saint-Germain-l’Auxerrois pour remettre la lettre d’Ameline à M. de La Chapelle qui le remercia fort de sa diligence.

Le lendemain, la réunion de la sainte union ayant lieu aux jésuites, Charles Hotman raconta ce qu’avait déjà accompli Ameline et chacun s’en complimenta. Ensuite, Nicolas Poulain annonça qu’il avait porté à l’hôtel de Guise trois mousquets qu’il s’était procurés à un prix intéressant. Malgré la pénombre, il remarqua que le sergent Michelet grimaçait. Et si ce pendard avait un rapport avec l’agression qu’ils avaient subie ? se demanda-t-il… Après tout peut-être que les mousquets étaient à lui. Auquel cas, ce serait bien la sainte union qui aurait voulu se débarrasser d’Olivier… à moins qu’ils aient décidé de s’en prendre à lui… Pouvaient-ils le suspecter ? Il ne savait plus que penser.

À la fin de la réunion, M. de La Chapelle le prit à part.

— Je suppose que vous emporterez tout l’argent qu’il vous reste…

— En effet, dit Nicolas, mal à l’aise.

— J’espère que tout se passera bien. Ce serait une misère que vous soyez attaqué et volé en route. Sitôt que vous rentrerez, venez nous rassurer sur cette expédition. Pour savoir où nous nous réunirons, passez voir le graveur dont la boutique est installée au pied des degrés du Palais, dans la cour de mai. Désormais, c’est lui qui vous donnera le jour et le lieu de nos réunions. Je l’ai prévenu que vous étiez des nôtres.

Poulain fut dès lors rassuré par cette marque de confiance. Apparemment les ligueurs ne se doutaient pas qu’il les espionnait et ne cherchaient pas à l’évincer ou à l’assassiner comme il l’avait craint. Finalement, peut-être même que ceux qui s’étaient attaqués à lui et à Olivier n’étaient que des brigands…

Mais après son départ, le conseil restreint de la Ligue se réunit en présence de Michelet. Celui-ci, penaud, raconta l’échec de son guet-apens et la perte de son mousquet que la Ligue venait sans doute de racheter, ce qui fit malgré tout sourire certains participants.

— C’est un mauvais coup du sort, reconnut M. de La Chapelle, mais puisque M. Poulain ne sera plus là durant trois ou quatre semaines, il vous sera facile de recommencer. Seulement, cette fois, pas d’erreur, votre affaire a vraiment été trop mal préparée.

— Le plus simple reste le coup de poignard d’un gueux sur le chemin du Palais, proposa Louchart.

— Et si ça rate ? s’écria M. de Mayneville. Et si votre gueux est pris et dénonce celui qui a commandité le crime ? Combien de temps M. Michelet résistera-t-il à la question aux brodequins ?

— Je suis commissaire et je m’occuperai de lui, assura Louchart. Il n’y a rien à craindre.

— Tous les policiers n’ont pas encore rejoint notre ligue, remarqua Charles Hotman, beaucoup plus contrarié que les autres par l’échec du sergent Michelet.

Louchart fronça les sourcils et ouvrit la bouche pour répondre avant de se raviser en constatant que Mayneville voulait intervenir.

— Les bourgeois comme vous sont incapables de régler ce genre d’affaire, déclara l’homme des Guise avec dédain. Pour l’instant, MM. Poulain et Hauteville pensent qu’ils ont été agressés par des brigands de grand chemin. Un deuxième échec, et ils comprendront tout. Il ne faut plus prendre de risque.

— Que voulez-vous qu’on fasse, monsieur ? s’enquit Le Clerc en haussant le ton, les yeux fulminant de colère après la remarque méprisante de l’homme des Guise.

— Vous, rien ! répliqua fort sèchement Mayneville. C’est moi qui m’en occupe.

M. de Mayneville ne l’avait pas dit à ses alliés, mais le duc de Mayenne, son cousin le duc d’Aumale, le cardinal de Bourbon, et quelques autres gentilshommes lorrains devaient se retrouver dans une maison de Charenton afin de préparer l’offensive que conduirait le duc au printemps. Le cardinal, qui avait voyagé en litière depuis Reims, était même arrivé depuis quelques jours et logeait à l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés dont il était l’abbé.

La réunion eut lieu le lendemain. Nul à la cour n’en fut informé, car Mayenne et sa troupe ne rentrèrent pas dans Paris. Le duc ne voulant pas se rendre au Louvre pour rendre hommage au roi, comme l’usage l’exigeait.

Charles de Mayenne était le cadet du duc de Guise. D’un caractère emporté et impulsif, sa seule qualité était son courage. Henri III croyait toujours à sa fidélité, d’autant que Mayenne n’aimait guère son frère Henri de Guise qu’il enviait pour ses talents. Pourtant, par allégeance envers sa famille, Charles avait rejoint la Ligue.

Gros, le front bombé, des cheveux très courts, une face puissante et des yeux pétillants, Mayenne avait un physique d’ogre, malgré son élégante barbe en éventail. Quand la réunion commença dans la maison de Charonton, il prit la parole le premier. D’une voix brutale, il demanda où en étaient les achats d’arquebuses de M. de La Rochette et s’inquiéta des fonds qui lui manquaient cruellement.

— L’Espagne a promis deux cent mille livres par an mais n’a toujours pas versé une pistole, annonça-t-il avec colère. Toute notre fortune passe dans l’achat de reîtres allemands et albanais. Mon frère a vendu plusieurs de ses domaines et ses dettes s’élèvent malgré tout à plus de deux millions de livres. Il faut obtenir plus des bourgeois parisiens et de leur sainte union ! Une guerre contre le roi nous coûtera au moins cinq cent mille livres par mois !

— Je leur en parlerai, promit Mayneville, mais vous le savez, l’essentiel de ce qu’ils nous donnent provient de cette habile opération de prélèvement qu’ils font sur les tailles royales.

— Prélèvement ? ironisa Mayenne. Rapines plutôt !

Il préférait le pillage par ses soudards plutôt que cette friponnerie subtile par des jeux d’écriture auxquels il ne comprenait rien.

— C’est vrai, je voulais vous en parler. Vous savez que le roi a demandé des vérifications qui auraient pu entraîner la fin de nos ressources. Pour éviter ce désastre, La Chapelle a fait disparaître le contrôleur des tailles qui s’en occupait. Malheureusement, nous venons d’apprendre que son fils a repris son ouvrage à la demande de M. Séguier.

— Faites-le disparaître aussi, répliqua Mayenne en haussant les épaules.

C’était bien là le genre de réponse du duc, seigneur féodal brutal pour qui tout obstacle pouvait être levé par la force.

— C’est fort compliqué, monseigneur, tenta d’expliquer Mayneville, hésitant à contrarier son chef tant il le savait violent. Ce jeune homme s’est lié à Nicolas Poulain qui achète secrètement des armes pour nous. Sans le savoir, Poulain a rencontré plusieurs fois l’assassin du père de Hauteville. Sans doute, n’a-t-il jamais parlé à Olivier des réunions de la Ligue, puisqu’il a fait serment de garder le secret, mais, s’il le faisait, s’ils échangeaient des informations sur ce qu’ils savent, ils découvriraient la vérité.

— Raison de plus pour s’en débarrasser ! ironisa Mayenne.

— Nous avons essayé, monseigneur. Un sergent de la Ligue a préparé un guet-apens contre eux dans les bois de Saint-Germain mais a lamentablement échoué.

— Que dites-vous ? gronda brusquement le cardinal de Bourbon, qui avait tendu l’oreille.

Charles de Bourbon était le cadet d’Antoine de Bourbon, le père décédé d’Henri de Navarre. Âgé de soixante-deux ans au moment de notre récit, c’était un homme sans talent, mais sans méchanceté. Il avait pourtant été chef du conseil sous Charles IX, lieutenant général, et surtout gouverneur de Paris. Évêque à treize ans, il possédait tant d’abbayes et de bénéfices qu’il était l’un des hommes les plus riches de France. Il avait un visage lisse, à l’épaisse barbe grise, au nez bourbonien et au regard triste. Doux et influençable, mais plus fin que ne le pensaient ses adversaires, son aspect patelin trompait facilement ceux qui le sous-estimaient. Il avait rejoint les princes lorrains autant par amitié pour le duc de Guise que pour sa réelle foi catholique. Il assurait pourtant à son entourage que s’il devenait roi, il quitterait son sacerdoce, se marierait et aurait des héritiers, car il assurait en être capable. Une promesse qui ne plaisait pas aux Lorrains.

Compte tenu du caractère placide habituel du vieil homme, son intervention rageuse surprit l’assistance.

— Vos gens de la Ligue perdent la tête ! menaça-t-il un ton plus haut. Vouloir tuer un lieutenant du prévôt ! Mais c’est pure folie !

Mayenne dissimula un sourire devant l’irritation naïve du vieillard, qui n’avait pas encore pris conscience du nombre de crimes qu’il devrait accepter avant d’arriver au trône ! Encore plus que son frère Guise, le duc de Mayenne était prêt à se couvrir de sang pour se couvrir de gloire.

— Vous avez raison, monseigneur, fit-il, benoîtement. Je vais donc m’occuper personnellement de cette affaire, je vous le promets.

— Il ne faudrait pas attendre, monseigneur, déclara respectueusement Mayneville. Il serait fin d’agir avant le retour de Nicolas Poulain qui vient de partir pour Arras et qui sera certainement à Paris dans un mois.

— Je ne peux m’occuper de Hauteville tout de suite, François ! répliqua Mayenne en dissimulant à peine son agacement. Je pars demain pour Joinville retrouver mes frères. Je ne serai pas de retour à Paris avant deux ou trois semaines, et c’est seulement à ce moment que je pourrai rencontrer l’homme auquel je pense pour nous débarrasser de notre gêneur. Si Poulain était de retour trop tôt, ce serait tant pis pour lui ! Au demeurant, il aurait acheté nos armes et nous n’aurions plus besoin de ses services !

— Je viens de vous dire que je m’oppose à l’assassinat de cet homme ! intervint Bourbon, cette fois avec courroux. Il est officier du roi, prévôt ! En tant que futur roi de France, je ne peux cautionner cette ignominie ! Si vous agissiez contre ma volonté, je n’hésiterais pas à quitter votre parti !

Le silence tomba brusquement entre les participants.

Mayenne mâchonna un instant une remarque cinglante, mais il comprit qu’il ne pouvait passer outre. Son frère le tuerait s’il le fâchait avec ce sottart !

— Je vous promets qu’on ne touchera pas à lui, déclara-t-il avec un sourire de circonstance. Êtes-vous satisfait, monseigneur ? Je préviendrai l’homme à qui je pense de faire attention à M. Poulain.

— Vous ferez bien ! gronda le cardinal, pourtant si complaisant d’habitude.

— Vous êtes certain que je ne peux pas m’en occuper moi-même, monseigneur ? demanda Mayneville, fâché par la tournure des événements.

— Certain ! Le sujet est clos. Avons-nous d’autres informations à connaître ?

— Il y en a une, fit le cardinal de Bourbon. J’ai appris que François d’O était à Paris où il a rencontré son beau-père M. de Villequier.

— François d’O ? répéta Mayenne. Peut-être devrais-je aller le voir avant de partir pour Joinville ? Je le préviendrai ainsi de ce qu’on prépare et de l’arrivée d’Elbeuf… mais comment le rencontrer sans que cela se sache… Il loge chez Villequier ?

— Non, il occupe sa maison de la rue de la Plâtrière.

— Je la connais… J’irai demain à la première heure, vêtu en marchand et avec un seul garde. Personne n’en saura rien.

Les rapines du Duc de Guise
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